Ailleurs dans le monde (tout va pour le mieux)
L’émission « Un jour dans le monde », préparée et présentée par Mme Fabienne Sintès sur Inter a le mérite de nous montrer comment on vit ailleurs. Si la plupart d’entre nous admettent volontiers qu’ailleurs, on puisse manger autre chose, avoir une couleur de peau différente et s’habiller autrement, il est beaucoup plus difficile d’accepter qu’on y raisonne pas tout à fait de la même manière, qu’on voit la vie humaine autrement, qu’on pense sa relation à l’autre et aux autres en faisant appel à des valeurs puisées dans un creuset dont on ne se fait pas une idée. Ailleurs, vu de la vieille Europe, c’est essentiellement l’Afrique du nord et au sud du Sahara, c’est l’Amérique latine qui plonge dans la perplexité dans la mesure où l’on associe son développement retardé à une langue perçue comme primitive comparée à l’anglais qui assoit dans l’imaginaire la puissance des États-Unis. Ailleurs, c’est plus difficile de l’imaginer en Asie où se côtoient mais se mélangent rarement ou alors très conflictuellement, des civilisations millénaires qui, malgré de siècles de décadence inhérente à toutes les civilisations, ont façonné des comportement collectifs ancrés dans des imaginaires incompréhensibles, surtout à l’époque où l’on s’imagine que la mondialisation a tout planifié. Pourquoi tous ces gens n’ont ils pas le bon goût de vivre comme nous ? Déjà, en France, les voix sont nombreuses pour se moquer de la défense du camembert au lait cru, symbole de la ringardise du monde d’avant mais il s’en trouve beaucoup pour le revendiquer au nom de l’exception culturelle. Vis à vis de peuples longtemps opprimés, on fera montre d’une plus grande tolérance pour l’usage des baguettes, le curry, le lait fermenté, le poisson cru, les nems. L’Asie s’est développée dans la diversité bien longtemps avant la pourtant vieille Europe qui sortait à peine de la guerre du feu quand les Asiates se vêtaient de soie, dessinaient et écrivaient, et construisaient des palais. On l’a oublié, préférant admirer les réalisations des Romains puis du moyen-âge qui allaient donner un avantage durable à ce qu’on n’appelait pas encore l’Europe.
Un rappel un peu long mais indispensable pour comprendre ce qui suit et qui fait suite à plusieurs interventions au cours de la période du 4 au 14 octobre 2021. Le gros morceau vient de Mme Giulia Foïs qui s’attache à la condition féminine et au sort des LGBT dans le monde.
Elle pointe :
« à ce jour, dans 69 pays au monde, l’homosexualité reste illégale, un délit, voire un crime passible de la peine de mort dans 11 d’entre eux. »
« À croire que derrière cette coïncidence de calendrier se nicherait peut-être une convergence des luttes (…). Aujourd’hui, être une fille c’est (…) le risque d’être mariée de force (c’est ce qui arrive à 12 millions de filles chaque année dans le monde d’après l’ONU) et l’on monte à 200 millions quand on parle de victimes de mutilations sexuelles ; ça, c’est d’après l’Unicef, quand elles sont une sur cinq au moins à subir des violences sexuelles, enfants. Enfin, quand on le sait, quand elles grandissent suffisamment pour en parler parce que naître de sexe féminin, c’est surtout risquer de disparaître. Aujourd’hui dans le monde, 23 millions de filles manquent à l’appel. »
« La bourrasque [Me too] née, il y a 3 ans, ne semble pas prête de s’arrêter, décidément. Elle touche désormais le monde du football : aux É-U, ça souffle, au Vénézuéla, ça tangue, en Australie, ça tempête ! Une à une les joueuses des équipes nationales font corps, prenant position dans les médias ou sur les réseaux sociaux : ça y est, elles parlent ou elles accusent. Dans le viseur, les entraîneurs : pour certaines, c’étaient des propos graveleux, pour d’autres, du chantage, des menaces, du harcèlement, voire des agressions sexuelles, parfois même quand elles étaient mineures. On va dire que la parole se libère (…) Devant le tollé (…) les 3 fédérations, australienne, américaine, vénézuélienne ont promis d’ouvrir des enquêtes. Eh bien, on va dire que c’est un début !
La chronique dure 3 mn 51s desquelles il faut défalquer quelques secondes de passage de parole avant et après mais on peut la séparer en 3 parties à peu près égales. Égales est le mot important. En effet, à la fin de la partie consacrée à la répression des homosexuels dans la monde et de celle sur les mutilations des filles et les infanticides féminins, on perçoit une tonalité courroucée et bien compréhensible. Malgré tout, on remarquera dans ces deux parties, un traitement en termes généraux sans même une allusion sauf dans le cas des homosexuels qui ont fini par « faire leur coming-out ». Là, on mentionne qu’il s’agit tous d’Européens « issus de milieux, de cultures, de pays différents ». On présente leur démarche comme un acte difficile à accomplir. On veut bien le croire. Après seulement, l’accent est porté sur les « 69 pays au monde où l’homosexualité reste un délit, voire un crime puni de mort dans 11 d’entre eux ». Curieusement, on ne cite pas ces pays mais compte-tenu de ce qui précède, on peut croire qu’il s’agit de pays européens. On reste encore dans le vague mais bourré d’insinuations dans la deuxième partie où il est question des filles « dans le monde », sans plus de précision. Pourtant, 12 millions de mariées de forces et 200 millions de mutilées chaque année, ce n’est pas rien. En revanche, dans la 3e partie, celle consacrée aux footballeuses agressés verbalement et parfois physiquement, on se montre plus précis. On pointe sans hésiter les É-U, le Vénézuéla et l’Australie.
En d’autres termes, il est question pendant 3 mn et demi de mutilations génitales, de mariages forcés, d’exécution de bébés et d’homosexuels opprimés ou supprimés, mais l’apothéose, c’est la dénonciation d’attaques contre des sportives dans trois pays cités nommément. Pourtant, il serait peut-être pertinent de citer les 11 pays où l’on tue des gens parce qu’ils sont homos, les pays où l’on pratique l’infanticide des filles, les pays où les mariages sont toujours arrangés. On pourrait alors engager des actions, ne serait-ce que des campagnes d’information avant de dénoncer à grande échelle si besoin. Mais non, dans toutes ces affaires rapportées, seules celles se déroulant en Europe puis dans trois pays de culture occidentale, sont mentionnées.
Rebelote le lendemain :
Un sujet en fin d’émission relate un mouvement masculiniste en Corée aussi ridicule que violent. C’est l’occasion de dénoncer l’agressivité masculine en général à travers un mouvement aberrant et lointain qui culmine avec l’écart des salaires entre femmes et hommes qui classe la Corée en fin de classement des pays de l’OCDE. La Corée est un pays asiatique mais pas très connu et avec lequel nous n’entretenons pas beaucoup de relations diplomatique, culturelle ou commerciale ; à part quelques voitures qu’on croit japonaises. Autrement dit, il n’y a pas grand risque de dénoncer l’écart des salaires et le masculinisme grotesque.
S’il est bien et sain d’informer les auditeurs sur ces situations, de montrer qu’ailleurs dans le monde, on ne vit pas aussi bien qu’ici où ce n’est pourtant pas toujours facile tous les jours, on peut s’interroger sur ces dénonciations. Dans les pires situations, celles où il y morts d’hommes et de femmes en l’occurrence, celles où existe une répression impitoyable, celles où les femmes ont un statut d’infériorité sociale, parfois gravée dans la loi, les journalistes demeurent dans le vague. On parle « dans le monde » sans plus de précision géographique. On ne prend pas ces précautions quand il s’agit de pays proches où les situations sont pourtant difficilement comparables.
À l’occasion des 40 ans de l’abolition de la peine de mort, on a pu lire ou entendre nombre de sujets qui pouvaient tous se résumer comme suit. La France a été le dernier pays de la CEE (à l’époque) à abolir la peine capitale. Une grande partie de la population demeure favorable à la peine de mort. Dans le monde, il y encore trop de pays qui l’appliquent et encore plus où elle est maintenue dans la loi mais n’oublions pas que ça ne fait que 40 ans qu’elle est abolie en France. Parmi les pays qui n’ont pas abrogé la peine capitale, si l’on n’en cite qu’un ou peu, ce seront les É-U et le Japon. On ajoutera éventuellement la Chine et l’Iran. Les plus audacieux citeront l’Arabie saoudite.
De sorte qu’on entretient un malaise qui insinue que les pays les plus criminels du monde, les plus répressifs se trouvent en Europe et dans ce qu’il est convenu d’appeler l’Occident, en général. On suggère que la démocratie n’est pas parfaite et que chaque imperfection est comparable avec les crimes et répressions courants dans la plupart des pays qu’on se garde bien de mentionner. Le statut d’infériorité des femmes dans de nombreux pays n’est finalement pas grand-chose comparé à l’écart des salaires dans ceux de l’OCDE. L’exécution des homosexuels est à mettre sur le même plan que la difficulté en Europe à faire son « coming-out ». La peine de mort existait en France, il y a peu, et est maintenue dans des États-Unis d’Amérique. Ça justifie qu’on tolère qu’elle soit en vigueur ailleurs.
Comme dans beaucoup de domaines, on observe une discrépance entre ceux qui ont accès aux médias et tous les autres. Au-dessus, on trouve une élite instruite, cultivée parfois, qui a tendance à tout niveler, relativiser quand ça arrange ses raisonnements. Elle met volontiers sur le même plan des déficiences et des carences avec des abominations. Elle tolère des répressions voire des crimes, au nom du respect de la diversité culturelle. Et puis, péché mignon, le recours à des comparaisons avec des monstruosités historiques. La Saint-Barthélémy arrive toujours à point pour relativiser voire absoudre les exactions actuelles mais commises sous d’autres latitudes qu’il est convenable de ne pas citer. Ça fonctionne comme le « point Godwin », lorsqu’on est à bout d’arguments.
Il est intéressant de consulter https://atlasocio.com/
et de superposer les cartes.