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101e km
7 mai 2024

Bernard Pivot : le statut de commandeur

Les éloges ne tarissent pas depuis l’annonce de la mort de Bernard Pivot, aussi, ne sera-t-il possible que d’égratigner à peine la statue du commandeur ; à moins qu’il faille plutôt écrire : le statut du commandeur, tant il était prescripteur.

« Apostrophes » a commencé alors que j’avais entamé ma première année de lycée. Temps béni où des émissions culturelles ou informatives commençaient peu après 21 h 30, lorsqu’un bon lycéen avait achevé son travail personnel à la maison. Elle a donc accompagné et nourri ce que j’ai appelé « mes années-lycée ». En ce temps-là, la dissertation de culture générale constituait l’épreuve reine, la référence. Elle sanctionnait l’excellence du système éducatif qui apprenait à penser par soi-même, au moyen de lectures bien choisies mais aussi des conseils des professeurs qui ne manquaient pas de nous recommander un livre, un film, une pièce de théâtre ou même une émission de télévision. Bien entendu, « Apostrophes » en était. Il est vrai qu’on se régalait en découvrant des écrivains connus ou débutants (rarement) qui exposaient leur création, le plus souvent en lien avec les événements du moment. Du reste, Bernard Pivot avait expliqué que le choix du thème découlait le plus souvent du hasard : plusieurs auteurs publiaient en même temps ou presque, sur le même thème. Il pouvait coller au calendrier, par exemple, puisque l’émission passait le vendredi, il en profitait pour traiter de sujets religieux, le vendredi saint.

Ça, c’était au début ; justement au cours de mes années-lycée, prolongées du fait d’un redoublement. Après, l’émission est devenue une institution et dès lors, n’a pas cessé de se caricaturer. La BD, très en vogue au cours de ces mêmes années, souvent subversive, s’était aussi intéressée à ce programme où l’on voyait surtout une exposition de chaussettes sombres, voire de mollets, découlant des jambes croisées de l’animateur et de ses invités, alignés dans une belle perspective dont le point de fuite était le livre tenu dans la main de Bernard Pivot. À l’opposé anatomique, on trouvait les lunettes de lecture posées au bout du nez. Ça faisait bien : l’intellectuel qui assumait son âge et la baisse de sa vue, consécutive aux heures plongé dans les livres. On remarquait aussi les petits bouts de papier déchiré marquant les pages dont il fallait parler pour assurer les rebondissements. C’est de cette époque que d’émission littéraire, « Apostrophes » est devenue une foire aux livres médiatiques. Il était de moins en moins question de littérature mais de recherche de l’anecdote, si possible croustillante. On était à l’apogée de la révolution sexuelle et s’il était devenu indispensable de truffer les pages des publications de scènes de plaisir voluptueux, la télévision se devait d’accompagner le mouvement. D’où les dérives pointées ces dernières années lorsque Bernard Pivot recevait des écrivains qui se vantaient de relations dénoncées aujourd’hui. Remarquons que de cela, il n’en est pas question lors de l’évocation du journaliste disparu. Rituellement, il posait la question et parfois se fâchait jusqu’à obtenir la réponse qu’il exigeait : Alors, ce personnage de votre livre, c’est vous ? Il le fallait absolument. Foin des héros de fiction et de la création littéraire. Ce personnage, c’est vous et avouez-le ! Dès lors, avouez aussi qu’il vous est arrivé ce qui lui arrive. Ah bon, vous avez fait ça ? Quelle audace ! Du reste, la bonhommie affichée par le modérateur pouvait tourner au règlement de comptes quand un auteur ne lui plaisait pas ou avait mis en cause une sélection dont il se trouvait exclu. Succès garanti, vu l’audience de l’un et la sortie quasi confidentielle de l’autre.

Il n’est pas non plus question de ce qui a constitué à l’époque un événement médiatique mondial, à savoir la réception de Soljenitsyne. L’écrivain venait de publier « L’archipel du goulag » dans des conditions qu’on a du mal à imaginer de nos jours. Il y raconte comment il a pu dissimuler le manuscrit de ce pavé aux gardes chiourme des plus cruels qui réprimaient les prisonniers politiques dans ce qu’on appelle pudiquement aujourd’hui « une colonie pénitentiaire » mais qui était en fait un bagne où l’on souhaitait la mort des détenus par épuisement et privations. Soljenitsyne avait obtenu sa libération sous condition d’exil, suite à des campagnes au niveau international. Le monde entier apprenait ce qui se passait derrière le rideau de fer mais il était aussi question de littérature. C’est au cours de son émission qu’a été lancée la grande supercherie intellectuelle de l’époque : les « nouveaux philosophes ». Bien sûr, depuis des années, on préfère retenir la présence d’un Bukowski éméché, apportant sa propre boutanche pour tuer l’ennui qu’il pressentait. Le public aime les clichés et il aime se constituer ses propres clichés. Tout le monde jurera avoir assisté à l’émission, quand bien même son audience n’était pas aussi formidable qu’on le dit à présent. Un peu comme les adieux de Brel : tout le monde y a assisté, quand bien même la salle de l’Olympia est connue pour n’être pas très grande. Aujourd’hui, tous les journalistes se souviennent « d’Apostrophes », alors qu’ils n’étaient pas nés ou dans l’enfance quand elle passait.

On oublie aussi de mentionner le lancement de Lire, le mensuel qu’il a créé avec Pierre Boncenne, publié par Jean-Louis Servan-Schreiber, président du groupe « L’Expansion ». Au départ, c’était le prolongement « d’Apostrophes ». Après quelques pages consacrées à l’actualité littéraire, on trouvait des extraits des sorties en librairie. Ça correspondait plus ou moins aux émissions du mois passé. 10 livres étaient sélectionnés puis 9, plus la publication intégrale d’une nouvelle. Là encore, l’idée était au moins aussi audacieuse qu’une émission littéraire à une heure d’encore grande écoute. Rappelons qu’à l’époque, les programmes se terminaient peu après minuit et qu’à cette heure, seuls ceux qui rentraient tard ou qui ne travaillaient pas le lendemain, demeuraient devant leur petit écran. Ça paraît tellement époustouflant à l’heure des écrans omniprésents et des chaînes qui n’arrêtent pas, quitte à rediffuser.

Qu’y avait-il avant « Apostrophes » ? Il ne faut pas croire que c’était la première mais c’est la seule dont on se souvient. Avant janvier 1975 et la création d’Antenne 2 par Marcel Julian et Jacques Chancel, il y avait « Ouvrez les guillemets » par la même équipe, c’est à dire avec Pierre Boncenne et surtout Gilles Lapouge, lui-même écrivain et parmi les tout meilleurs de sa génération. Surtout, il y avait eu « Italiques » présentée par Marc Gilbert. Il avait fait appel à Ennio Morricone pour le thème et à Jean-Michel Folon pour le générique animé ; déjà ! C’était la toute première émission, consacrée à la littérature en adoptant le format du plateau sur lequel évoluaient les invités. À l’époque, Bernard Pivot évoluait au Figaro-littéraire, magazine prestigieux où il assurait la rubrique… gastronomique. Il a été rappelé dernièrement qu’il avait été embauché de justesse en raison de sa connaissance des vins. On peut penser que c’est à cette occasion qu’il a développé son goût pour la lecture. Rien de tel que le bain littéraire. Le Figaro-littéraire n’avait rien à voir avec le cahier publié par le quotidien conservateur de nos jours. C’était un périodique à part entière. Du reste, avec le succès, Bernard Pivot aimera rappeler son penchant pour la gastronomie et surtout sa passion pour le football. Ça fait bien de briller intellectuellement tout en affectant de partager l’intérêt du petit peuple pour le sport spectacle (l’épopée des Verts de Saint-Étienne se déroule à la même époque) et l’appétence pour la bonne chère car en France, la bouffe est au-dessus de tout. Le repas à la française a même été inscrit au patrimoine immatériel de l’Unesco. Bernard Pivot se devait d’anticiper. Comme il a anticipé en consacrant une émission à des livres de cuisine.

Bernard Pivot était devenu, comme son nom l’indique, à ce point, le pivot de la vie culturelle française qu’il était interrogé sur tout. Ainsi, il a marqué son hostilité farouche à la modernisation de l’orthographe. Mieux, il a fait passer la dictée pour un divertissement. Le cauchemar de générations d’élèves, parfois dégoûtés de l’école du fait de seules difficultés en orthographe, devenait un amusement. Là encore, évolution : au départ, il s’agissait de trouver un texte difficultueux. Et puis, avec le succès, Bernard Pivot rédigeait lui-même un texte truffé de mots improbables, jamais employés, à l’orthographe incertaine, aux pluriels hésitants. Ça faisait glousser le public qui se réjouissait à l’avance de voir des célébrités buter sur « ziggourat », par exemple. Ainsi, l’exercice que les professeurs redoutent, abhorrent, même, dans la mesure où il va inhiber nombre d’enfants, devient un amusoire d’adultes ; creusant un peu plus le fossé entre une école de moins en moins acceptée et le monde des adultes, décidément inaccessible et ringard. S’amuser de fautes d’orthographe !

Coïncidence, il disparaît peu après l’annonce de l’arrêt de l’émission « Des chiffres et des lettres », après plus d’un demi siècle de passage à l’antenne. Là encore, remue méninges au début, c’était devenu depuis longtemps un exercice pratiqué par des semi professionnels, qui passaient leur temps à apprendre des mots de 8 ou 9 lettres pour gagner, ou apprendre la tables des 13 ou des 17. Justement, « ziggourat » en compte 9. Toute la différence entre l’amour des mots et cette dactylographie d’élite se retrouve dans l’évolution de ces deux émissions. Quand le petit peuple prend plaisir à se cultiver ou à faire fonctionner ses neurones, on appelle vite des spécialistes pour le remettre à sa place et le distancer.

Un de ses derniers combats aura été de pétitionner contre l’élimination du « Petit Larousse », de mots inusités, faute de place. Les sciences et techniques évoluant à pas de géant, il faut bien les introduire dans cette autre institution qu’est le dictionnaire d’un éditeur qui profite surtout de sa notoriété passée. Il aimait ça, Bernard Pivot, les vieilleries, les archaïsmes, les mœurs légères de vieux messieurs. Défendre l’indéfendable. Je m’étonne qu’il n’ait pas pris fait et cause pour le fixe-chaussettes qui aurait accompagné élégamment l’identité télévisuelle de son émission.

Je ne parlerai pas de son rôle dans l’Académie Goncourt dont il aimait à dire qu’il l’avait choisie car on y mange bien. Toujours ce retour à la bonne bouffe sans laquelle, on ne saurait vendre de livres. Certes, on dit qu’il a fait le ménage et en bien mais si c’est comme les autres éloges, on peut se poser des questions. Et puis, vu le niveau de la littérature depuis plusieurs années, le Prix ne sanctionne pas vraiment la qualité littéraire mais la tendance du moment. Un peu comme les Palme d’or à Cannes ou les Lion d’or à Venise : en général, il s’agit de productions qui collent à l’air du temps, qui sont compliquées et prétentieuses et qui contrastent avec la piètre qualité du travail.

Bernard Pivot reflète parfaitement son époque. Commencée pendant « le changement dans la continuité » giscardien, suivie de la révélation du goulag, poursuivie par l’épopée des Verts de Saint-Étienne, elle consacre la culture de l’esbroufe et de l’émotion. L’anecdote a remplacé le récit, l’impudeur a détrôné l’intimité, le minimalisme s’est imposé à la place du style.

Inter consacre autant de temps et d’émissions que pour Paul Auster, récemment disparu mais plus que pour Claude Villers, pourtant confrère de la Maison ronde. Ne parlons pas d’Angélique Kourounis, décédée le même jour, à 61 ans, et pourtant encore en activité à l’antenne : une phrase d’annonce et un mot de condoléances à ses proches. C'est tout. Il est vrai que si elle a écrit des livres sur la Grèce, elle n’en a pas fait vendre aux autres. C’est surtout ça que regrettent les professions aujourd’hui : « Apostrophes » faisait vendre. Ce n’était pas si mal à l’heure du libéralisme triomphant.

On a surtout l’impression que chacun a voulu montrer aux auditeurs qu’ils avaient acquis une vaste culture (tu parles!) grâce à Bernard Pivot et ses « Apostrophes ». Chacun affirme tenir sa légitimité journalistique et culturelle d’émissions qu’ils n’ont pas vues, ou qu’ils étaient trop jeunes pour comprendre. C’est ainsi qu’on écrit l’Histoire. L’histoire médiatique est déjà remplie de raccourcis, de confusions et de conséquences qu’on attribue à des émissions que, l’âge aidant, plus personne n’a vues.

 

 

 

 

 

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