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101e km
24 novembre 2021

Balzac pourfendeur des médias, défendu par Anne-Marie Baron.

 

Comme l’article sur le film de Xavier Giannoli, « Illusions perdues » n’a pas encore suscité de commentaire, j’en profite pour le compléter. En effet, j’avais indiqué que, malgré la vitesse de déroulement du générique de fin, j’avais eu le plaisir de lire le nom d’Anne-Marie Baron, éminente balzacienne s’il en est et cinéphile réputée, pourtant rarement appelée lorsqu’on parle du gros écrivain. Le problème des adaptations de livres au cinéma, c’est qu’on se demande toujours si elle demeure fidèle ou si c’est « librement adapté », c’est à dire qu’il ne reste que le titre pour attirer et le personnage principal. Avec Anne-Marie Baron comme conseillère, on peut être certain que le film est bien fidèle à la lettre et surtout à l’esprit de Balzac.

J’ai eu l’occasion de la rencontrer, il y a longtemps, à plusieurs reprises. Elle était intarissable sur sa passion du cinéma et l’affaire de sa vie, Balzac auquel elle a consacré de nombreuses études ainsi que des ouvrages pour le grand public. Un jour que nous commentions un texte sur les journalistes (probablement tiré des « Illusions ») elle finit par lâcher : « Il nous manque un Balzac à notre époque ». Pourtant, l’état de la société et du monde des médias n’était pas encore parvenu au point où il en est de nos jours mais déjà, avec la multiplication des chaînes de télévision et de radio, à la faveur de l’essor des « radios libres » (voir nos articles précédents), on voyait poindre cette dérive dans le racolage qui force les meilleures intentions à rechercher toujours plus de sensationnel. À l’époque de nos échanges, il existait une presse spécialisée pour ceux qui étaient intéressés ; et c’est bien leur droit. Ce qui a changé, c’est que, comme nous le répétons depuis des années, l’émotion a pris le dessus sur la raison, et pas qu’un peu. La presse, de nos jours, quelle que soit sa spécialité, se doit de faire d’abord appel à l’affect. La réflexion vient après, quand elle vient. Lorsque, dans le film, le nouveau rédacteur en chef du journal, où se passe l’essentiel de l’intrigue, annonce la ligne éditoriale, comment ne pas y voir une résonance avec la situation actuelle : "on tiendra pour vrai tout ce qui est probable" ! L’émergence du mot « fake-news » dans le vocabulaire courant, outre qu’il donne de l’importance à ceux qui l’emploient, marque le triomphe de la ruade sur le discernement et la prudence. Ne dit-on pas, de plus en plus, que la vérité n’est qu’une opinion parmi d’autres.

 

illusions perdues - cécile de franceBalzac a dénoncé, et de quelle manière, les mœurs abjectes de la haute société de son temps. « Illusions perdues » n’ajoute rien à ce qu’on découvre dans « Le père Goriot » et notamment l’enterrement du personnage éponyme qui ferait perdre au plus optimiste, ses illusions sur l’humanité. C’était un autre temps mais la société qu’il décrit dans « Illusions perdues », le monde des arts et des lettres, le monde de la presse naissante, perdurent. Y a-t-il de grandes différences entre les journaleux qui offrent leurs talents d’écriture au plus offrant et ceux qui, de nos jours, pratiquent l’auto-censure ou ceux qui changent d’employeur sans sourciller ? Ce qu’on appelle « le mercato », par analogie avec le transfert des footballeurs à l’intersaison, n’est-il pas la transposition dans le monde actuel des pratiques dénoncées par Balzac ? Il est vrai aussi que c’est facilité par le modèle politique actuel où l’on perçoit de moins en moins de différence entre l’ultralibéralisme d’une droite décomplexée et l’européisme d’une gauche qui ne sait plus vraiment à quels saints se vouer. Du temps de Balzac, la République venait d’être rejetée. Le choix entre les royalistes et les libéraux engageait la morphologie de la France. Au printemps prochain, même avec des projets ambitieux portés par plusieurs candidats, il n’y aura pas de grand changement. La République sera toujours en place, la France restera dans l’UE et ne déclarera la guerre à personne. Ça laisse davantage de latitude pour les journalistes en vue de chercher une rédaction qui offre de meilleurs plans de carrière ou de meilleures conditions de travail. Nous consacrons suffisamment de place aux médias pour n’y pas revenir ici.

 

Alors, peut-on répondre à la question de savoir si nous avons besoin, aujourd'hui, d’un Balzac ? On est tenté de répondre par l’affirmative, ne serait-ce que pour se donner bonne conscience et faire croire qu’on a lu son œuvre, ou du moins, les titres les plus connus. À y regarder de plus près, après le constat résumé plus haut, force est de constater que le grand public est satisfait du monde parallèle dans lequel il se complaît. Nous entendons par « monde parallèle », un monde médiatisé qui ne correspond pas tout à fait au vécu de la plupart d’entre nous. Il râle mais vote toujours pour les mêmes en disant : « Je ne vais tout de même pas voter pour... » ou encore « Je ne veux pas vivre comme à Cuba ». Du moment que ce public peut se croire intelligent en applaudissant les leçons de morale dispensées par les chroniqueurs militants, qu’il peut se croire l’égal des plus grands savants et autres penseurs en grappillant par-ci, par-là sur la toile, quelques propos invérifiables, il croit pouvoir se dispenser d’un Balzac.

Les Français ont pu faire le ménage à plusieurs reprises au cours de l’Histoire longue de ce pays qui aime autant les arts que la bouffe et qui pollue presque autant qu’il recherche l’air pur. Balzac décrit la mutation qui a permis à la bourgeoisie de s’installer définitivement au pouvoir, et à la noblesse d’en conserver une part en se convertissant au pouvoir de l’argent. Il y avait le camp des bons et celui des mauvais. Cette fois, c’est beaucoup plus compliqué et la mutation technologique qui devrait au moins simplifier la vie est retardée par une multitude de clans aux envies contradictoires.

 

Peut-être un Balzac est-il déjà à l’œuvre mais condamné au rôle de Cassandre. Les chroniqueurs déjà évoqués, auraient tôt fait de le disqualifier en vertu du pouvoir des ondes qui leur a été conféré pour flatter ou agacer auditeurs et téléspectateurs. Si l’on en croit la sélection du courrier des auditeurs du « Masque & la Plume » du 21 novembre, le public n’est pas dupe et semble se trouver renforcé dans sa conviction que le journalisme est vérolé, après avoir vu le film de Giannoli. Pourtant, il s’est trouvé un critique, M. Lalanne des Inrocks, pour se sentir visé et contre-attaquer aussitôt. Ce à quoi Anne-Marie Baron répond : « Oui, la critique de la presse est féroce chez Balzac, qui a été journaliste et sait de quoi il parle. Faut-il trouver Balzac "nauséabond ou poujadiste" (dixit JM Lalanne un mois plus tôt*). La critique que fait Jean-Marc Lalanne du film de Giannoli est une vision politiquement correcte de gauche de ce film magnifique et fidèle au roman. »

https://www.franceinter.fr/emissions/le-masque-et-la-plume/le-masque-et-la-plume-du-dimanche-21-novembre-2021

Où l’on mesure la modernité de Balzac qui démontre que le plus important dans ce monde des médias, c’est de parler d’un sujet, d’une personne et provoquer l’émotion. Ce qu’on appelle aujourd'hui en bon français « faire le buzz ». Pendant ce temps, la réflexion est étouffée car rien ne serait plus faux que de la prétendre inexistante ou infime. Il y a peu d’années, une Ministre n’a-t-elle pas traité de « pseudo-intellectuels » un aréopage d’agrégés qui avaient critiqué sa politique ? Si l’exemple vient d’en haut, aucune objection à ce que des chroniqueurs démolissent en 3 minutes (juste avant les publicités), une voix discordante dans la belle unanimité qu’on n’ose même plus appeler « pensée unique ». Ce qui gêne aussi Les Inrocks comme les chroniqueurs, c’est que ce film tiré de l’ œuvre de Balzac, rappelle implicitement que la France repose sur un socle culturel monumental et n’a pas attendu les « créations » qu’ils défendent afin de « déconstruire » la culture française. Ça ne serait pas trop grave et même sain ,car la controverse appartient à la culture. Le problème, c’est que « l’hebdo-bobo » et les nombreux chroniqueurs qui ont envahi les ondes, ont plus d’audience que les conférences d’Anne-Marie Baron et ses interventions dans divers supports. Le procès en complaisance des médias vis à vis des forces de l’argent et/ou de la pensée dominante est pourtant instruit, sans doute depuis que le journalisme existe. Un Jean Yanne avait même intitulé un film « Tout le monde, il est beau, tout le monde il est gentil » pour fustiger les médias qui cédaient à la mode du moment et flattait les attentes d’un certain public. Un Balzac d’aujourd’hui me fait penser à la carrière et à la réputation du sémioticien mondialement reconnu qu’était Jean-Marie Floch, qui avait inspiré cet éloge selon lequel il était à la sémiotique ce que Barthes avait été à la linguistique. Or, comme Floch n’était pas aussi connu, ça signifie que si Barthes vivait à notre époque, il serait aussi méconnu que Floch….

http://lanternediogene.canalblog.com/archives/2006/11/16/3180894.html

On peut penser raisonnablement qu’il en serait de même pour un Balzac auquel les critiques littéraires (genre ceux qu’on entend au « Masque & la Plume ») reprocheraient ses longues descriptions, son style clair mais un peu trop recherché et un pessimisme sous-jacent qui ne sied pas à ce qu’on recherche dans ce qui tient lieu de littérature aujourd'hui. Et ne parlons pas du modèle patriarcal et hétéronormé qui est le seul en vigueur dans toute l’œuvre de l’écrivain tourangeau. De sorte que ça fait beaucoup pour pouvoir espérer l’émergence d’un nouveau Balzac même si, comme hier, le besoin s’en fait sentir. En attendant, il faut relire Balzac.

 

 

Photogramme : https://www.laliberte.ch/news/culture/cine--tv/illusions-perdues-une-comedie-humaine-tres-grincante-622376

 

*« L’usage qu’il fait de la critique de la presse, en appuyant énormément sur les résonances avec notre monde contemporain, je trouve tout ça assez appuyé (…). Je trouve que ça résonne avec un poujadisme qui consiste aujourd’hui à discréditer le travail journalistique que je trouve assez limite et assez désagréable voire nauséabond (…) Par ailleurs la volonté d’être aussi vivace, aussi enlevé, pour moi, elle n’est pas chez Balzac. »

 

 

 

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Commentaires
A
Ton article (je t'admire de prendre le temps et d'avoir l'énergie pour !) , excellent comme d'habitude, ne me donne pas envie de relire Balzac dans lequel je tombe déjà plusieurs fois l'an, mais de découvrir Mme Baron ! Merci donc encore une fois !
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