Giscard : les vœux brouillés
Décidément, ce blog devient une nécrologie avec cette suite de portraits de personnes décédées ces dernières semaines. Ça illustre bien plus que tout le vieillissement du blogueur qui voit disparaître les personnalités marquantes de ses années lycée et qui se met, pour l’occasion, à parler de lui-même comme Giscard, à la troisième personne.
Valery Giscard d’Estaing aura enchanté puis exaspéré la France au cours de ses 7 ans de Présidence. Sa campagne a été la première du monde moderne dans notre vieux pays où il suffisait de montrer sa tête, austère et grave, pour paraître crédible et être élu. Bien sur, Lecanuet avait fait une campagne à l’américaine en 1965 mais sans succès. Il n’est pas inutile de rappeler qu’il a soutenu Giscard en 1974. Campagne avec affiches, bien sûr, mais aussi autocollants (on dirait stickers aujourd’hui), maillots portant le fameux slogan « Giscard à la barre » et mobilisation de personnalités qui plaisaient aux jeunes. Élu de justesse, ce sera là le boulet qu’il traînera tout au long de son mandat avec un opposant qui, certes reconnaît le résultat des urnes mais se comporte en France et à l’étranger comme un Président. Le dessinateur Bonaffé, dans Le Monde, représente Giscard s’asseyant sur un demi fauteuil présidentiel. Tout est dit.
Giscard bouscule les habitudes et le protocole d’une 5e République déjà engoncée et très monarchique. Le jour de son investiture, au lieu de parader debout sur la Citroën présidentielle, il remonte à pieds les Champs-Élysées, avec les personnalités politiques importantes du moment : « Très jeune, très moderne », dira-t-il. Il fait appel à un photographe connu pour le portrait officiel afin de sortir des ors et de l’atmosphère muséale de l’Élysée. Il y apparaît souriant sur fond de drapeau tricolore. Il met en place une équipe pour travailler sur la Marseillaise. On retrouve le rythme lent qui est celui d’une marche militaire, celle de l’armée du Rhin, qui tranche avec le chant entonné dans les stades où les spectateurs finissent toujours avant la musique de l’armée et hurlent leur joie bien avant la note finale.
Dès l’été, il met en place une réforme de l’audiovisuel public qui, finalement, reflète bien son état d’esprit et le débat politique de son septennat. L’ORTF est donc éclatée en sept sociétés dont trois chaînes de télévision, dont Antenne 2. Antenne 2 est un cas à part qui se voulait représentatif de la France du dernier quart du 20e siècle. Marcel Julian en est le président avec Jacques Chancel comme conseiller. Lors du premier CA de la nouvelle société, Jullian lit les instructions et recommandations du Président de la République concernant la télévision. Il y est question de liberté de ton, d’inventivité, de pluralité (même si le mot n’existait pas), de création. Les membre du CA sont sidérés et l’interpellent : vous n’allez tout de même pas faire ça ! À son tour, Marcel Jullian est sidéré de voir comment les directives du PR lui-même, dans un pays aussi monarchique que la France, sont traitées par ceux qui sont censés les appliquer. En fait, tout le problème de Giscard est là et il s’en apercevra, petit à petit, au cours des premiers mois de son mandat. Tous les petits changements, comme la Marseillaise, le costume de ville, l’allègement du protocole sont perçus par les électeurs de droite comme autant d’actes qui fragilisent la grandeur de la France à travers son premier représentant tandis que les électeurs de gauche ne voient que de l’esbroufe alors même qu’il va dans leur sens. Pour les réformes d’importance, il en sera de même. La droite n’a supporté la candidature de Giscard que parce qu’il avait les compétences mais aussi, de par son origine, il garantirait les privilèges de la grande bourgeoisie et parce que c’était une façon de continuer d’avoir le pays en main. Après Mai 68, il était évident que le gaullisme était ébranlé, que l’opinion publique en avait assez des « barons » et des anciens de la Résistance. Il fallait tourner une page. Le jeune Giscard, avec son talent et son ambition allait porter cet espoir. En plus, il plaisait aux jeunes. La droite comptait sur lui pour continuer une politique qui lui était favorable en pensant qu’il ne ferait pas trop de concessions, comme le Smic à 1000 f lâché à regret un an avant pour avoir la paix sociale mais en espérant que l’inflation réduirait à néant cette concession. Voilà que coup sur coup, tenant ses promesses, Giscard abaisse la majorité et le droit de vote à 18 ans et autorise l’avortement sous conditions strictes. Plus jamais ça ! La presse ne manque pas de souligner que Giscard dispose d’une majorité de rechange puisque ce sont les voix de gauche qui ont permis l’adoption de ces réformes. On ne nous enlèvera pas de l’idée que le Président Giscard s’en trouve dépité dans la mesure où la majorité très à droire à l’Assemblée Nationale ne soutient pas le programme pour lequel il a été élu tandis que la gauche n’a nullement l’intention de continuer d’approuver des mesures qui auraient été prises par elle en cas de victoire. Très rapidement, les choses s’enveniment. Toutes les innovations comme les causeries au coin du feu, le dîner chez les Français moyens, l’invitation des éboueurs au petit-déjeuner, la Marseillaise sont autant de sujets de moqueries qui vont l’affaiblir tandis que le Premier Ministre, Chirac, lui, sait parfaitement pourquoi il est en place, qui le soutient et dans quel but. Or, il se trouve freiné par un Président qui prétend appliquer son programme et tenir ses promesses. Chirac n’a jamais eu le moindre programme puisque, de toute façon, il était là pour servir les intérêts de ses amis politiques. Ce qu’il résumera lorsque sa démission est enfin acceptée : je ne dispose pas des moyens pour accomplir ma tâche de PM.
Dès lors, on peut penser que Giscard éprouve une énorme amertume : sa famille politique ne le soutient pas et la gauche l’accable. Après tout, puisqu’il a été élu avec le soutien de la droite dure (le CNIP et les chiraquiens), ils vont avoir ce qu’ils veulent. Il appelle à Matignon, celui qui se présente comme un modeste universitaire mais qui est rongé par l’ambition, celui qui, avec son manuel d’économie politique a diffusé en France les théories fumeuses de l’École de Chicago, à l’œuvre au Chili depuis 3 ans ; belle référence. Les cinq années qui suivront marquent profondément la société française. D’abord, plus aucune grande réforme de société ne sera proposée puisque dénigrée par les uns et pas assez progressiste pour les autres. Ensuite, des dispositifs relevant de l’ultralibéralisme sont mis en place imperceptiblement. Le gros Barre, sous son air professoral, convainc les Français que les services publics coûtent cher et que l’impôt ne doit plus servir à combler leurs déficits, que ceux qui ne prennent jamais le train ne doivent plus financer la Sncf. C’est le début des trains qui arrivent en retard. Plus de 40 ans après, ce sont les trains à l’heure qui sont l’exception. Dans l’Éducation Nationale, la réforme Haby impose le catastrophique « collège unique » qui sous couvert d’égalité met hors circuit nombre d’élèves qui ne peuvent pas suivre ; moyen habyle de préserver les privilèges de classe. Elle inaugure sous couvert d’allègement de la semaine de travail, la suppression d’une heure de français par semaine en lycée. Ses successeurs n’auront de cesse de diminuer l’enseignement des humanités et la place de la culture générale au point de la supprimer de l’épreuve écrite du bac. La répression policière, appuyée par la loi « Sécurité et Liberté » de Peyrefitte entend faire passer le goût de la contestation. De sorte que, au soir même de la défaite de Giscard, le 10 mai 1981, c’est une liesse et surtout un soulagement. Le mercredi suivant, en pages intérieures, Charlie Hebdo montre un personnage qui s’exclame : Giscard, le monarque détesté, est enterré de nuit comme Louis XV. Heureux temps où les humoristes étaient cultivés…
Au lendemain de sa mort réelle, on rappelle que Giscard a supprimé le délit d’offense au Président de la République qui était la version moderne du crime de lèse majesté. Fort bien mais le problème, c’est que 40 ans après, si l’on a toujours le droit d’offenser le PR, on a pu observer, notamment ces toute dernières années, une augmentation des poursuites par la justice républicaine mais surtout par les justices privées pour délit d’offense. La société est devenue victimaire et l’on assiste à une sorte de recherche de ce qui pourrait relever de l’offense, chacun tâchant de trouver un moyen de se sentir offensé. La nature a horreur du vide et, là encore, ce qui paraît un progrès est aussitôt perverti par des personnes constituées en groupes de pression qui entendent placer le respect qui leur est dû, selon eux, avant toute autre considération.
Un autre enseignement de la disparition de Giscard, c’est l’absence de toute solennité autour de l’événement. Elle n’est pas plus mentionnée que la mort du dernier Compagnon de la Libération, d’Anne Sylvestre et moins que celle du dernier Poilu, il y a quelques années. La gauche haïssait Giscard qui lui coupait l’herbe sous le pied et l’a empêchée de mettre à son actif l’abaissement de la majorité et le droit à l’avortement et tant d’autres réformes. La droite s’est toujours sentie trahie par ce grand bourgeois qui a tellement concédé à ses adversaires au lieu de protéger en priorité ses intérêts. Déjà, au cours des cinq dernières années du septennat giscardien, les communistes voyaient en Chirac un allié potentiel voire objectif puisqu’il n’avait de cesse d’entraver l’action du PR. Ils n’oubliaient pas qu’il fut un temps, pas si lointain à l’époque, où communistes et gaullistes combattaient ensemble ou presque. Quelques mois avant la présidentielle de 1974, des rencontres discrètes ont eu lieu entre Chirac et Mitterrand. On a parlé alors de « convergences ». Et puis, la bonne gauche voue une reconnaissance éternelle à Chirac, PR, qui a refusé d’aller combattre un pays arabe, l’Irak. Surtout, elle l’admire pour avoir tenu tête à la police israélienne lors de la fameuse visite de la vieille-ville de Jérusalem. De sorte que, une fois retiré des affaires après plus de 40 ans de politique, tout entière tournée vers l’objectif de la Présidence de la République, 40 ans d’affaires, de magouilles en tout genre, d’élimination des partenaires, 50 ans sans avoir payé de loyer ni de plein d’essence, Chirac était la personnalité politique préférée des Français. Tout est pardonné ! À ceux qui élisent régulièrement Mimie Mathy comme personnalité féminine préférée, s’ajoute une sorte de majorité de rechange puisque, aux soutiens traditionnels de la droite dure, nostalgiques d’un homme à poigne, s’ajoutent ceux de la bonne gauche. À la mort de Chirac, nombre de chroniqueurs ont prévenu qu’ils n’en feraient pas autant pour Giscard. D’ailleurs pour quoi faire ? Le drame de Giscard, c’est que toutes ses réformes allaient dans le sens de l’Histoire et sont considérées depuis comme allant de soi alors qu’il s’agissait de conquêtes de haute lutte jusqu'alors toujours repoussés par la droite. La majorité à 18 ans, l’avortement, les avancées féministes, la visite à des prisonniers puis la création d’un Secrétariat d’État à la condition pénitentiaire, la loi sur le handicap ; tout ça ne lui a rien rapporté électoralement, au contraire. En revanche, la gauche et l’opinion publique en général, notamment la partie qui en a bénéficié, n’a jamais marqué la moindre reconnaissance. Simone Veil a raflé la mise, les prisonniers se souviennent mais sont inaudibles et, encore une fois, tout cela semble aller de soi et les jeunes générations (même celles qui ne le sont le plus à présent) n’imaginent pas un instant qu’il puisse en être autrement. Alors, Giscard, connaît pas et ce qu’on en sait, de l’accordéon aux diamants ne pousse pas à la sympathie. Autre drame, les bonnes intentions de Giscard, candidat en 1974 se heurtent au premier choc pétrolier et au début de la crise qui n’est toujours pas finie. Le chômage double dans les premiers mois de son septennat tandis que le gros Barre, appelé officiellement pour combattre l’inflation, termine le mandat avec une hausse de 5 %, portant le taux à près de 15 % au bout de cinq ans d’austérité et de mise en place de l’ultralibéralisme. Néanmoins l’inflation giscardienne (Giscard était déjà Ministre de l’Économie du Général De Gaulle) a permis à nombre d’ouvriers et de petits salariés de se payer une voiture et d’acquérir un logement à crédit mais, bien entendu, on ne peut tout de même pas l’en féliciter. Et puis, pour finir, beaucoup ont fait des rapprochements avec le Président Macron. Les deux prétendent gouverner au centre et, surtout, les deux ont été les « plus jeunes Présidents de la France ». Or, les deux ont été rapidement détestés. Malgré les apparences, malgré les propos entendus ici ou là, les Français n’aiment pas avoir un Président jeune qui paraît aller plus vite que la musique et qui ne correspond pas à l’image royale qu’ils admirent, sans l’avouer, du Président. Mitterrand l’avait bien compris avec sa force tranquille : un homme du passé qui sait s’entourer de jeunes. Giscard avait fait le contraire, il est vrai qu’il n’avait pas beaucoup le choix vu que les ministrables étaient forcément plus vieux que lui. Giscard avait de bonnes intentions mais les Français ne comprennent que quand un homme de droite mène une politique de droite, c’est à dire dure et favorable aux patrons et qu’un homme de gauche mène une politique de gauche, c’est à dire laxiste et collectiviste. Si l’on s’éloigne de ces caricatures, les Français ne comprennent plus et le font savoir. Giscard l’a payé et le paie encore.