Juliette Gréco
Je ne pensais pas écrire sur la mort de Juliette Gréco. Le personnage ne m’a jamais plu ni même intéressé quelles que soient ses qualités d’interprète. Rien de ce que j’ai lu sur elle, pourtant toujours élogieux, ne m’a convaincu. Au contraire, j’y voyais un personnage hors du temps, hors de la réalité, prétentieux et conscient de sa réputation. Le dernier clou a été enfoncé après avoir vu chez des amis une émission où M. Michel Drucker recevait la chanteuse et passait un reportage effectué chez elle. Son bureau venait d’être rangé par son employée, croyant bien faire avant l’arrivée des caméras. Elle s’est mise en colère et la séquence a été écourtée. On passe vite à autre chose, un autre plan, une autre vue de la propriété, du jardin etc. C’est à la façon de traiter le petit personnel qu’on voit la véritable personnalité de quelqu’un.
La chronique de François Morel, en ce vendredi 25 septembre 2020 m’a éclairé sur un autre aspect. La thèse qu’il développe, c’est que « le 20e siècle est précisément mort en 2020 »
On peut, en effet le penser. C’était la dernière de cette génération de chanteurs à textes, servis le plus souvent par de belles musiques, montrant qu’on peut être populaire, s’adresser au grand public avec des mots qui font réfléchir sans ennuyer ni culpabiliser et sans insulter personne. Le chansonnier a cité les noms de Ferré, Brassens, Brel, Béart, Gainsbourg, tous morts à la fin du siècle dernier. On pourrait ajouter Ferrat, Reggiani, Moustaki, Clay, Bécaud, Magny, Sauvage, Aubret, Mouloudji, Frères-Jacques, Barbara...
Au temps de la splendeur de Gréco, le Quartier Latin, qui jouxte Saint-Germain-des-Prés, était encore latin, c’est à dire étudiant avant d’être livré aux marchands de fringues et aux restaurants. Depuis le début de ce siècle maudit, on cherche en vain une librairie sur les deux axes perpendiculaires constitués par le boulevard Saint-Germain et le le boulevard Saint-Michel, le Boul’Mich des étudiants où Mitterrand avait voulu marquer son intronisation au printemps 1981. Ça paraît une éternité. Gréco, prêtresse du culte existentialiste qui se célébrait à Saint-Germain, avait passé l’âge de vestale depuis longtemps mais elle résistait bien et entretenait l’illusion. Ce qui était remarquable dans cette époque, c’est qu’il y avait ce mélange d’exigence intellectuelle et de divertissement. On était après l’occupation et le populo avait besoin de se défouler. Il découvrait une musique apportée par les soldats d’outre-Atlantique et l’adoptait. On parle des caves de Saint-Germain où des musiciens français se sont approprié ces rythmes. On parle de Boris Vian, ingénieur, écrivain, qui voulait pénétrer la musique de l’intérieur, Claude Bolling et tant d’autres mais je voudrais surtout citer Claude Luter associé à Sidney Bechet. Quant à l’exigence intellectuelle, en ces temps de doutes et d’espoirs tourmentés par la guerre froide, elle était incarnée par le couple Beauvoir-Sartre, Prévert, Queneau, beaucoup d’autres et, le meilleur d’entre eux, Albert Camus qui, bien que portant l’habit à l’Académie Nobel de Stockholm, n’oubliait jamais qu’il venait des ruelles d’Alger. Tous ceux qui, venant du peuple, ont côtoyé des intellectuels ou des cadres, ont ressenti qu’ils n’étaient jamais vraiment accepté et que, à la moindre occasion, on les remettait à leur place.
Quoi qu’il en soit, si le 20e siècle n’a pas pris fin au début de l’automne 2020, une certaine idée de la culture est définitivement enterrée avec Juliette Gréco. Dans quelques jours, on aura droit au « dernier hommage » rendu à la chanteuse avec les habituels témoignages de ceux qui l’ont connue et des anonymes qui se sont déplacés. La télévision montrera les badauds accourus pour voir le gratin et se dire qu’ils paraissent plus vieux que sur les photos. Un peu plus tard, la Mairie de Paris, suivie d’autres, débaptisera une place (ou une rue) pour la lui attribuer. Ça tombe bien puisque le nombre de femmes honorées demeure dérisoire. Le problème, dans un vieux pays comme le nôtre, c’est que les centres de nos villes sont déjà tous nommés. Depuis des dizaines d’années, la Mairie de Paris met des panneaux inaugurés en grande pompe à des carrefours, des trottoirs élargis, des impasses devenues rues, faute d’emplacements honorables. Éluard, Coluche, Arendt, Abbé-Pierre, Veil, ne sont l’adresse d’aucun particulier ni d’aucune entreprise ou administration. Gageons qu’on trouvera mieux pour une femme célèbre comme Juliette Gréco. On verra alors un aréopage féminin, dirigé par Mmes Bachelot et Hidalgo, levant la tête avec admiration devant la plaque toute neuve, bleue cerclée de vert, comme il se doit à Paris.