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101e km
8 août 2022

Jean-Marie Floch, mon professeur.

 

Floch 1975 -Il est évident que Floch n’était pas reconnu dans l’Éducation Nationale et encore moins dans le lycée de Picpus où il travaillait. Il devait avoir 27 ans quand je l’ai connu et il s’était retrouvé prof, sans doute parce qu’à l’époque encore, c’était la voie qui s’offrait aux enfants de la classe moyenne, voire de la classe ouvrière pour connaître la promotion sociale quand on montre très tôt des capacités intellectuelles. Il était déjà très conscient que ce n’était plus tout à fait le cas et que nombre de signes sociaux indiquaient une dévalorisation de la profession d’enseignant qui commençait à être perçue davantage comme un salaire d’appoint, comme une occupation pour des personnes qui n’ont pas vraiment besoin de ces modestes salaires pour vivre, voire comme un refuge pour les jeunes qui ne savent pas trop quoi faire mais qui ne veulent pas poursuivre d’études plus longues. Dans le lycée où il officiait, ce n’était pas encore le cas mais il devait plutôt se cogner au conservatisme d’enseignants plus âgés et surtout à la direction qui considérait qu’un jeune prof devait d’abord se couler dans le moule. Il n’y a rien d’étonnant à ce que, enfin distingué, il n’évoquait pas cette première expérience professionnelle.

Jean-Marie Floch était aussi conscient que si l’on n’a pas les capacités à entrer dans le système de l’É.N., il n’y a aucun espoir de promotion une fois décrochée l’agrégation. Dans un tel concours, on peut difficilement faire semblant, et le jury peut difficilement éliminer un candidat brillant. C’est après que les difficultés commencent. L’inspection est davantage une voie de garage pour ceux qui ne sont pas capables de tenir une classe qu’une véritable reconnaissance. La reconnaissance, justement, c’était sans doute ce qui lui manquait le plus et dont il souffrait. Je viens de l’évoquer. Je l’ai revu en 1981 après l’arrivée de la gauche et il m’avouait que paradoxalement, ça ne faisait pas ses affaires car nombre d’incapables qui avaient pris la précaution de prendre leur carte au PS (généralement) pour faire croire que leur mise à l’écart obéissait à des motifs politiques, allaient occuper les postes les plus intéressants. C’est bien ce qui s’est passé et j’ai eu l’occasion de le constater à la faculté. Lorsque je l’ai revu au hasard de croisements dans le métro ou dans le Quartier Latin, il enseignait encore mais à un haut niveau et cumulait alors 3 emplois répartis entre différents quartiers de Paris et la banlieue. Visiblement, il croulait sous le travail mais il était content car enfin, les propositions qu’il avait reçues marquaient la reconnaissance de ses compétences multiples.

Je ne doute pas un seul instant de sa profonde gentillesse mais il commettait des erreurs inhérentes au professeur en début de carrière. Déjà, il se trouvait en porte à faux devant des élèves dont la plupart avaient un niveau de vie nettement supérieur au sien alors que lui devait travailler pour obtenir ce dont ces ados disposaient comme argent de poche. Tout dépend de la taille de la poche. Ensuite, plutôt que de faire comprendre la nécessité d’argumenter, citer ses sources, chercher de la documentation, il affrontait la paresse intellectuelle des élèves (qui pourtant n’avait rien de comparable avec ce qu’elle est devenue de nos jours) et leur propension à assener des vérités toute faites. C’était pour ça que la remise des copies corrigées pouvait tourner à l’épreuve car en plus, son humour trouvait écho dans la classe et chacun se trouvait moqué plus ou moins par tous les autres. Ce manque de diplomatie est aussi l’apanage de la jeunesse. Il était exigeant, il savait que la vie, ne ferait pas de cadeaux et tâchait de nous y préparer du mieux possible mais aux âges du lycée, on n’est pas prêt à entendre cela. Pour reprendre une formule célèbre, il ne supportait pas l’insoutenable légèreté des adolescents.

 

floch - valeursIl nous délivrait jour après jour, une part de l’étendue de ses connaissances et de son immense culture (à 27 ans) mais refusait de revenir en arrière et de nous fournir les bases ou de nous expliciter un des nombreux mots savants dont il usait et, il faut bien le dire, abusait. Avec sa manière d’aborder les corpus, dont le fameux carré sémiotique est la matrice, il découvrait (au sens premier de montrer ce qui est couvert) pour nous le sens profond des choses. S’il n’utilisait pas le carré complet proprement dit, il fonctionnait beaucoup par oppositions et se servait du versus qu’il appliquait pour ainsi dire à tout ce qui se présentait : « ------ vs ----- ». Il fallait qu’il trouve un écho favorable pour multiplier ces oppositions et aboutir au fameux carré sémiotique. De même, ses connaissances complexes lui permettaient de mettre en évidence, en poésie notamment, des détails comme l’opposition de couleurs fondamentales et complémentaires. Où l’on comprenait (pas toujours) que si bien sûr l’auteur, le poète, ne les avait pas placées intentionnellement, il s’y trouvaient bel et bien et signifiaient quelque chose et quelque chose d’important mais qui échappe au premier regard ou même après plusieurs lectures. Avec Floch, on comprend vite, malgré les mots rebutants parfois, que la façon de communiquer, quel que soit le medium retenu, revêt une signification absolument pas anodine. Depuis quelques années, on entend beaucoup « versus » employé à toutes les sauces. Il n’est pas sûr du tout que ça indique un début de familiarité intellectuelle avec la sémiotique. Nul doute que ça amuserait le maître, d’autant que ceux qui l’emploient sont persuadés que c’est de l’anglais et ne doivent même pas connaître le mot « sémiotique ».

De sorte que quand on avait passé une année avec lui et mieux, deux années, on était malgré tout armé pour affronter n’importe quel sujet de culture générale proposé au baccalauréat. Il faut voir que pour les épreuves trimestrielles, les enseignants se réunissaient pour décider de sujets communs pour toutes les classes afin de bien préparer l’épreuve du bac. Ainsi, en français, on pouvait avoir à disserter sur le rire d’après Bergson, en seconde. Évidemment, personne n’avait lu Bergson à ce niveau mais la citation pouvait être critiquée avec nos autres lectures et connaissances. « Commentez et discutez s’il y a lieu » était une formule qui terminait l’énoncé du sujet de dissertation de culture générale. Floch ajoutait amusé : « Dites-vous bien qu’il y a toujours lieu ». Quand on pense qu’à la session de juin 2022, des candidats se sont insurgés contre l’auteur d’un extrait de son œuvre qu’ils n’ont pas comprise, on mesure le fossé qui s’est creusé entre les bacheliers de la fin des 1970s et ceux du début des 2020s. D’ailleurs, ce n’est pas contre l’auteur qu’ils auraient dû éventuellement se liguer mais contre l’institution qui a proposé ce sujet. C’est peut-être une des caractéristiques de notre époque où l’on se trompe de cible quasiment systématiquement. Existe-t-il une réponse sémiotique à cette méprise ? Quel en est le signifiant (Sa) et quel en est le signifié (Sé). Déjà, faut-il maîtriser la conjugaison et notamment celle du participe.

 

Dans les années où enseignait Floch, il était quasiment obligatoire, du moins fortement recommandé, de lire un quotidien et si possible Le Monde, alors encore un peu austère mais surtout méritant sa réputation de journal de référence. Ce n’est plus le cas depuis longtemps. C’était l’époque de Pierre Viansson-Ponté dont les enfants fréquentaient d’ailleurs notre lycée. Je l’ai su plus tard. Ainsi, une de nos camarades était-elle tombée sur un article signé Jerzy Grotowski. On peut raisonnablement penser qu’elle n’en avait jamais entendu parler en seconde mais avait eu l’intuition que le sujet traité se rapportait à ce nous étudions et l’avait proposé à notre professeur qui l’avait diffusé à son tour. C’est comme ça que cette année-là, tous les élèves de Floch, quel que soit la classe ou le niveau, ainsi que nombre d’autres ont appris qui est Grotowski. Une autre fois, c’était un poème d’Abdellatif Laâbi. J’imagine nos futurs bacheliers à 90 % devant des extraits de ces deux auteurs.

À ce stade, la question se pose de savoir si de nos jours Floch pourrait trouver sa place dans l’enseignement. Avec le recul, je remarque que pour avoir redoublé ma seconde, je puis avancer que d’une année à l’autre, le rapport des élèves avec lui avait quelque peu changé. La classe née en 1959 acceptait sans broncher son enseignement et tâchait de ne pas montrer qu’elle ne suivait pas toujours. Le seuls reproches dont il a eu à souffrir, venaient de la part de parents qui s’indignaient de son approche politique. En fait, c’était sa façon d’interroger la société, d’aborder les sujets qui détonaient auprès de familles de milieux favorisés. Celle née en 1960 ne l’entendait pas comme ça et interrompait son propos pour réclamer des éclaircissements qu’il se refusait à donner : « Je ne suis pas un dictionnaire bipède ! ». Il estimait déjà ne pas disposer d’assez temps pour tout dire et tout faire. Il nous laissait nous débrouiller pour rechercher les bases de ce qu’il développait. Pourtant, les élèves sont ainsi faits que lorsqu’on relève la barre, ils se sentent valorisés malgré la difficulté de l’épreuve. Les élèves se disent que si leur prof place haut les exigences, c’est qu’il les estime capables. Il est dommage que nos pédagogues diplômés, anciens inspecteurs (voir plus haut), ne s’en soient pas rendu compte mais se sont acharnés depuis des décennies à abaisser la barre ; avec les résultat que l’on sait.

 

Il n’est pas difficile de comprendre qu’à partir du moment où il se trouvait face à des étudiants en architecture en tant que formateur, ou d’autres passionnés de photo, où il se trouvait entouré de collaborateurs épris de sémiotique ou mordus de communication, il se trouvait dans son milieu. Il devait se sentir comme un poisson dans l’eau et sa véritable nature pouvait enfin s’exprimer et notamment la gentillesse. Les années d’enseignant n’ont pas été les plus nombreuses dans sa vie écourtée mais elles ont pesé et ce qu’il a accompli ensuite, avec la reconnaissance qu’il a obtenue, lui valait revanche sur tous ceux qui avaient été injustes et bornés envers lui. Restent ses anciens élèves qui ne peuvent pas l’avoir oublié et mesurent avec le temps, la chance qu’ils ont eue de croiser une telle personnalité.

Reconnaissance ? Dans le premier article de 2006, je déplorais que si j’avais pu lire que Floch était à la sémiotique, ce que Barthes avait été à la linguistique, il n’est, de toute évidence, pas aussi connu. Surtout quand on se demande qui connaît encore Barthes, qui le cite encore ? Sur les moteurs de recherche, on trouve quelques liens commerciaux pour ses ouvrages avec parfois un carré sémiotique : l’intelligence a perdu du terrain et continue son recul inéluctable. Qu’en sera-t-il quand tous ceux qui ont connu Jean-Marie Floch ne seront plus en activité ? Qui pour dire qu’un homme aussi exceptionnel a vécu à la fin du siècle dernier ?

 

 

On relira : Jean-Marie Floch, n'est-ce pas?

(pardon pour la mise en forme mais ce n’était pas toujours facile à l’époque)

et tous les commentaires de ceux qui l’ont connu

et je les remercie tous, du fond du cœur, d’avoir répondu à mon appel.

 

Et encore :

corrections et ajouts décembre 2006

 

FLOCH et quelques commentaires

 

La culture entre plaisir et démocratie

 

La culture pour survivre

 

Le Quotidien de Paris et les années lycée (réponse à Jérémy)

 

Tant que les barrières subsisteront

 

http://lanternediogene.canalblog.com/archives/2021/01/11/38753670.html

 

floch - sémiotique

 

 

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Commentaires
F
Merci pour ce nouveau et très intéressant texte (pour faire vite, je souscris globalement à votre analyse), à la suite duquel j’ai fait de nouvelles recherches qui me conduisent à m’amender.<br /> <br /> En effet, j’avais oublié Jean-Pierre Martinez, qui était le Chargé d’Etudes de Jean-Marie Floch à Ipsos Sémiotique. Je rectifie donc : la sémiotique s’incarnait à Ipsos via JMF et Jean-Pierre Martinez et non par le seul JMF. Encore que...<br /> <br /> <br /> <br /> Martinez a écrit son autobiographie (https://libretheatre.fr/fragments-dune-vie-tragi-comique/) et c’est un document précieux pour qui veut en savoir plus sur le passage de Jean-Marie à Ipsos. Il y a aussi des notations sur les relations avec Greimas et d’autres sujets tout aussi affriolants pour les quelques bipèdes que cela intéresse. J’en fais partie.<br /> <br /> <br /> <br /> On consultera ainsi avec intérêt, selon la formule consacrée, les 7 chapitres à compter de celui intitulé “Deviens qui tu es” et jusqu’à celui plaisamment nommé “Le statut de la liberté”.<br /> <br /> <br /> <br /> Martinez est apparemment aujourd’hui un auteur de théâtre reconnu. Le très peu que j’ai pu en survoler (les pièces sont en libre accès sur Internet) semble le situer quelque part entre Pirandello et Françoise Dorin, avec le curseur plutôt situé du côté de cette dernière.<br /> <br /> <br /> <br /> Mais trêve de persiflage, sans doute inspiré par quelques inexactitudes et par une tonalité autobiographique générale hésitant entre récit factuel et chronologique, suffisance et auto-dérision de bon aloi.<br /> <br /> <br /> <br /> Concernant ce que je connais et dont je puis parler (Ipsos), je ne peux que souscrire au chapitre intitulé “Un grand patron”. Ayant eu en plusieurs occasions la chance de travailler en direct avec Didier Truchot (Ipsos à mon arrivée, c’est 80 personnes et une activité en France, aujourd’hui c’est plus de 17 000 salariés dans je crois plus de 60 pays), j’ai conservé pour l’homme, dans toutes ses dimensions - l’être humain, l’homme d’études, le businessman - une grande admiration. Qu’il ait été si ému à la disparition de Jean-Marie ne fait que l’accroître. Et ce qu’en dit JP Martinez est à mon sens bien senti et bien ressenti, même si je pourrais pinailler sur les sempiternelles métaphores maritimes et sur l’idée que seules les situations de crise révèlent les vrais leaders (et la vision stratégique, alors ? la capacité à voir les côtes des continents inexplorés lorsque tout l’équipage rigole bêtement ? ça ne compte pas dans les qualités marines ?).<br /> <br /> <br /> <br /> Bref, ce n’est pas le sujet... Encore que : sans DT, pas de JMF à Ipsos. Et c’est là que j’en viens à quelques points où le récit de Martinez me semble taquiner la vérité.<br /> <br /> Dans le chapitre “Les duettistes”, quelques allusions sont faites à l’image d’Ipsos Sémiotique en interne à cette époque. En réalité, il me semble me souvenir que les opinions se partageaient en 3 groupes :<br /> <br /> - celui, largement majoritaire, qui s’en fichait éperdument ;<br /> <br /> - celui, minuscule et auquel je revendique l’appartenance, qui savait ou se doutait qu’on avait un type pas ordinaire dans les effectifs et que ça valait le coup de rechercher un maximum les occasions de contact avec lui ;<br /> <br /> - et celui, de faible taille également, qui parlait effectivement de “danseuse de la Direction”, principalement constitué de Directeurs ayant la charge de rapporter des budgets et si possible des budgets rentables. Sans hostilité particulière d’ailleurs mais avec un agacement perceptible.<br /> <br /> En revanche, de “duettistes”il ne fut à ma connaissance jamais question. Ipsos Sémiotique, c’était pour tout le monde Jean-Marie Floch. Quant à “l’entreprise buissonnière” du mercredi, censée susciter des jalousies chez les médiocres, je n’en ai pour ma part jamais entendu parler alors même que j’étais l'un des rares à avoir travaillé avec Jean-Marie. Alors les autres...<br /> <br /> <br /> <br /> Et lorsque il est question des “oiseaux de passage” face aux ”animaux de basse-cour”, je rigole franchement.<br /> <br /> Par exemple. Nous étions, lorsque je suis arrivé, deux Chargés d’Etudes à Ipsos Médias. Outre moi, il y avait un garçon, un Italien ancien des Brigades Rouges qui ne pouvait rentrer dans son pays (il avait dû commettre 2-3 actes assez violents et tout à fait en dehors des clous légaux). Une disposition de Mitterrand protégeait alors les gens dans son cas et Didier Truchot, ancien maoïste et animateur de mai 68, l’avait embauché. Il était par ailleurs sympathique, tout à fait compétent et nous nous sommes très bien entendus.<br /> <br /> C’était cela, l’Ipsos de ces années-là. Mais... animaux de basse-cour... vraiment ?<br /> <br /> <br /> <br /> Au final, je ne pense pas que ce soit tout à fait un hasard que ma mémoire, pourtant bonne, m’ait fait défaut au point d’écrire dans votre blog que JMF incarnait Ipsos Sémiotique à lui seul. Mais justice est donc rendue<br /> <br /> <br /> <br /> Ceci posé, il n’en reste pas moins que ces 7 chapitres, autobiographiques ou autofictionnels suivant les cas, constituent un témoignage inestimable sur Jean-Marie Floch. Sans comparaison aucune avec ma modeste expérience de collaboration avec lui.<br /> <br /> <br /> <br /> J’espère que vous prendrez intérêt et plaisir à les lire au cas bien sûr où vous ne les connaîtriez pas déjà.
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